1) UN FAUX POLYTHÉISME
La thèse officielle, communément admise, de l’Histoire des Religions consiste en un schéma directeur : le monothéisme est apparu lentement et tardivement dans les sociétés humaines, se dégageant à grand-peine du polythéisme, lui-même élaboré sur les ruines de l’animisme et du naturisme. C’est pourtant un postulat, et seulement un postulat, comme tel parfaitement indémontrable. Ce n’est pas l’étude de la Bible hébraïque, considérée comme le modèle des textes sacrés traditionnels, qui peut apporter un éclairage satisfaisant. D’abord, la Bible est un récit nationaliste, au sens moderne du terme, et ne concerne qu’un peuple de nomades tardivement sédentarisés. Ensuite, la Bible fait apparaître l’image d’un dieu non pas unique, puisque les Hébreux admettaient que d’autres peuples eussent leurs propres dieux, mais particulier à leur peuple, une sorte de teutatès, pour parler celtiquement, c’est-à-dire un protecteur exclusif de la tribu. Et si, à certains moments de leur histoire, les Hébreux ont pratiqué le polythéisme, c’est à cause de l’influence des peuples voisins. Leur monothéisme définitif également, du reste, qui a été, semble-t-il, emprunté par Moïse aux Égyptiens sectateurs du Disque Solaire. En fait, les Hébreux étaient des matérialistes, qui ne croyaient même pas à la survivance de l’âme : tout ce qu’ils demandaient, c’était d’avoir un dieu pour eux, un dieu protecteur qui leur assurât une vie la meilleure et la plus longue possible. Même au temps de Jésus, cette opinion persistait chez les Sadducéens. Il n’y a rien à tirer de la Bible quant à ce problème du monothéisme considéré comme une évolution du polythéisme. Il vaudrait mieux, une fois pour toutes, se demander si le fait d’adorer de nombreux dieux n’est pas seulement une manière pratique d’honorer une divinité unique et inconnue sous les multiples aspects fonctionnels qu’on lui attribue.
Car les dieux du polythéisme apparaissent tous comme les symboles vivants d’une fonction qui est sociale, qui dépend de la façon de vivre du groupe, qui traduit les préoccupations du groupe. Il n’y a pas de dieu de l’agriculture chez les Irlandais, cela veut bien dire quelque chose : les Irlandais ne sont pas des agriculteurs, mais des pasteurs et des chasseurs, et ils n’ont pas besoin d’un protecteur des moissons, le travail de la terre – car il y en avait quand même un – étant réservé aux esclaves et à ceux qui étaient hors-classe. En un mot, les dieux personnalisés n’existent que lorsque le groupe social considéré a besoin d’eux, c’est-à-dire de la fonction spécialisée qu’ils représentent. Cela jette un certain discrédit sur la notion même de polythéisme.
Ces remarques concernent particulièrement la religion druidique. Le « panthéon » celtique, si nombreux, si varié, si déroutant aussi, ne doit pas faire illusion. Un observateur ignorant du christianisme, pénétrant dans une église, assistant aux cérémonies, voyant les multiples statues des saints – et leur spécificité fonctionnelle –, entendant parler de Notre-Dame de Bonne Nouvelle, de Notre-Dame de la Garde, de Notre-Dame de Bon Secours, aurait tendance à considérer le catholicisme romain comme un polythéisme. Et ne parlons pas du dogme de la Trinité : un seul Dieu en trois personnes, soyons logiques, cela fait trois personnes divines, trois déités personnalisées, trois deivos indo-européens, constituant un dieu unique. Si l’on prend le raisonnement dialectique hégélien, qui n’est autre que celui d’Héraclite, comme base de départ, Dieu, en tant qu’Absolu, équivaut au néant, puisqu’il n’a pas conscience d’être. Cette conscience d’être, il ne peut l’avoir qu’en face d’un autre que lui-même, ou qu’en face d’une émanation de lui-même. Le Père n’est père qu’en face du Fils, et inversement, l’Esprit-Saint étant le lien dialectique entre les deux opposés. Pour se manifester, la divinité a besoin d’éclater en ses multiples faces. C’est le passage de l’Absolu au Relatif. Dans ces conditions, les dieux du Panthéon celtique sont des manifestations de la multiplicité fonctionnelle d’un dieu absolu, inconnu, incompréhensible, innommable, et donc infini, qu’on suppose être à l’origine de tout.
Certes, le dieu Lug, le « Multiple Artisan », paraît assez bien correspondre à la divinité totale. Mais c’est une apparence. Il n’est que « Multiple Artisan », c’est-à-dire actif dans le monde des réalités sociales. Il combat même les forces chaotiques représentées par les Fomoré, dont pourtant il est lui-même issu. Il n’est pas le Créateur à l’origine de tout, il n’est que l’animateur du tout. Tout en étant multi-fonctionnel, Lug n’incarne pas la totalité du divin : sa multifonctionnalité n’est en réalité qu’une fonction supérieure. Quand Lug est né, à la fois de l’ordre (les Tuatha Dé Danann) et du désordre (les Fomoré), le monde était déjà en place, et le rôle de Lug était d’assumer ce monde en obéissant au plan d’ensemble visible dans les structures de la société celtique : établir ou maintenir l’équilibre indispensable entre la cohérence et l’incohérence. C’est le sens de la lutte entreprise par Lug contre son grand-père Balor. Mais ce n’est qu’une péripétie dans une série d’aventures qui ne sont guère que la représentation dramatique des contradictions internes de la divinité.
Il n’est donc pas possible de croire au polythéisme des Celtes, du moins au niveau le plus élevé qui est celui de la classe sacerdotale. Que le peuple ait pu prendre à la lettre les figurations divines et vénérer une multitude de dieux, c’est possible, mais ce n’est même pas certain. Certes, plus on s’éloigne d’une doctrine intellectuelle et abstraite, telle qu’elle est de mise au niveau du clergé, et plus on va vers le bas de l’échelle sociale, plus on rencontre la « Foi du charbonnier ». C’est une foi qui ne se pose pas de questions et qui admet d’emblée toutes les images qu’on présente. Mais il n’est pas établi que les personnages divins qui remplissent les épopées celtiques soient obligatoirement des entités. La part de la narration dans la mythologie augmente d’autant les formules simplificatrices : et, en ce sens, les dieux personnalisés de l’épopée sont des simplifications qu’une lecture au premier degré tendrait à nous faire prendre pour des réalités vécues dans la vie religieuse proprement dite. Il ne faut jamais oublier que nous ne connaissons la mythologie celtique que par des récits narratifs d’ordre littéraire, et qui sont donc des adaptations, des transpositions sur le plan du récit, de données essentiellement théologiques. Quand on nous raconte que les dieux agissent, qu’ils combattent, qu’ils s’enivrent, qu’ils copulent, et même qu’ils meurent, c’est qu’on nous en donne une image anthropomorphique. Or, d’après la fameuse réflexion de Brennos, le chef gaulois de l’expédition vers la Grèce, dans un temple où il avait vu l’image des dieux grecs, on peut être certain que, dans leur doctrine, les druides n’auraient pas admis une représentation anthropomorphique de la divinité. À vrai dire, si on en croit Diodore de Sicile (frag. XXII), il est exclu que les Celtes aient pu représenter ainsi leurs dieux : « Brennus se mit à rire parce qu’on avait supposé aux dieux des formes humaines et qu’on les avait fabriqués en bois et en pierre. » C’est précis. C’est à la fois le rejet de la figuration anthropomorphique dans la statuaire, et l’impossibilité de supposer une nature humaine aux dieux.
Alors, qui sont donc ces personnages divins que l’on voit s’organiser, se battre, s’enivrer, copuler et mourir dans les récits mythologiques ? Logiquement, si l’on s’en réfère à l’attitude de Brennos, ce ne sont pas des dieux.
Il faut toujours, en ce domaine, repartir sur la base donnée par César. Elle est fiable dans la mesure où le proconsul, qui connaissait des druides, qui avait de nombreux informateurs dans toutes la Gaule, s’est efforcé de comprendre le mécanisme de pensée de ses adversaires, pour mieux les réduire à sa merci. Quand César se vante et « arrange » la réalité historique, c’est pour se donner le beau rôle. Quand il parle des mœurs des Gaulois, il n’a aucunement besoin de travestir cette réalité. Et César, répétons-le parce que c’est primordial, a rendu compte des divinités gauloises selon des critères sociaux : c’est ainsi que nous avons retrouvé les trois fonctions indo-européennes dans la triade Apollon-Mars-Jupiter, une triple fonction dans le personnage unique, mais à trois visages, de Minerve, et une position hors-classe et hors-fonction dans Mercure. En un mot, ces dieux gaulois – et donc irlandais – sont incompréhensibles en dehors de la fonction sociale qu’on leur attribue. On peut conclure de cela que les figures divines présentées dans les récits mythologiques sont des projections symboliques et imagées – nécessaires pour le récit – des activités fonctionnelles qui ont cours dans le groupe social.
On a remarqué que, dans la complexité des récits épiques comportant des vestiges de mythologie, ou franchement mythologiques, il n’y a rien qui puisse faire penser à une cosmogonie, ou à une théogonie. La naissance du monde n’est jamais évoquée, ou si elle l’est, c’est par suite de la christianisation, avec une volonté délibérée et maintes fois répétée de « raccrocher » la tradition irlandaise à la tradition biblique. S’il y a des éléments de cosmogonie, ils ne peuvent être qu’étrangers à la tradition celtique primitive. Il en est de même pour la théogonie. Les références à une filiation hébraïque, qui apparaissent tardivement dans les textes, et qui ont fait des ravages depuis[337], correspondent à cette même volonté de faire biblique coûte que coûte. Mais on ne voit jamais l’origine des dieux. Ils abordent en Irlande, c’est tout, et, au fur et à mesure, ils sont remplacés par d’autres dieux qui abordent, eux aussi, qui s’emparent de l’île, quitte à en être chassés après, comme c’est le cas pour les Tuatha Dé Danann. Il doit bien y avoir une raison à tout cela.
Cette raison, c’est que tous les dieux sont druides. Et si tous les dieux sont druides, tous les druides sont dieux. Mais ce sont des hommes. Certes, ces hommes sont assez exceptionnels et ils sont décrits comme ayant de redoutables et merveilleux pouvoirs. Mais c’était la meilleure façon de rendre compte, d’une façon claire et imagée, de la puissance intellectuelle, spirituelle et magique, de la classe sacerdotale druidique. Tuân mac Cairill, qui est l’un des rares personnages de l’épopée à se métamorphoser de façon radicale (à tel point qu’on a pu croire à une certaine forme de métempsychose), est peut-être le meilleur exemple de ce druide-dieu qui traverse les siècles, porte témoignage de ce qu’il a vu, transmettant ainsi la tradition (ce qui est le rôle du druide). Et ce qui est le plus significatif, c’est que, lors de sa dernière incarnation, parmi les fils de Mile, c’est-à-dire les Gaëls, il raconte, d’après le récit qui le concerne, toutes ses aventures à saint Patrick, se fait baptiser et meurt en parfait chrétien. La conclusion est logique : le druide-dieu ne sert plus à rien, puisqu’un nouveau druide-dieu est venu apporter le message de Foi et de Résurrection. Patrick, témoin du Christ, donc du dieu inconnu d’autrefois qui s’est manifesté, remplace tous les druides, donc tous les dieux. C’est l’une des raisons fondamentales pour lesquelles les Irlandais, jamais envahis par les Romains, tenus à l’écart des mutations de l’Europe, se sont convertis, sans y être obligés, aussi facilement à la religion chrétienne[338].
Cette constatation n’est pas une vue de l’esprit. Une lecture attentive des textes apporte une confirmation totale. Même les héros qui n’apparaissent pas comme des druides, sont des druides, donc des dieux. Dans le récit de la Courtise d’Émer, Cûchulainn dit que le druide Cathbad l’a instruit jusqu’à ce qu’il soit « versé dans les arts du dieu du druidisme »[339]. Il y a donc un processus d’initiation, qui correspond à une héroïsation, dans le but de connaître les « arts » du dieu du druidisme, c’est-à-dire le druide primordial. Et ce druide primordial ne peut être que le dieu unique et multiple, innommable, qui est à l’origine de toute connaissance et de toute création, puisque connaissance égale création. Le monde, pour les Celtes, n’est pas autre chose que le druidisme, et les pratiques culturelles sont les éléments qui assurent la création continue et perpétuelle du monde.
Dans cette optique, on peut comprendre que, dans la doctrine druidique, Dieu n’est pas, il devient. Et ce devenir englobe le monde, dont les druides se présentent comme les régulateurs. Dieu a besoin des hommes. Il s’agit du Dieu innommable bien sûr, celui qu’on ne peut enfermer dans les contours anthropomorphiques d’une statue, ni dans les chaînes d’un nom : car qui possède le nom d’une personne, possède cette personne. Le nom de Dieu est ineffable, imprononçable. Il est peut-être écrit quelque part, mais cela ne sert à rien, puisqu’on ne sait pas de quelle façon le prononcer. Dans la légende hébraïque, Lilith le savait. Et c’est pourquoi Lilith rôde toujours dans l’ombre, sous des formes sans cesse renouvelées. Dans la légende celtique, le dieu-druide connaît lui aussi ce nom, mais il ne veut pas le prononcer. Il sait le faire, mais alors il risquerait de tout compromettre : Dieu étant devenir, il faut que ce devenir soit éternel. Et l’ensemble de la création participe à ce devenir, de telle sorte qu’on est en droit de prétendre que, dans la doctrine druidique, existe ce concept ontologique d’une grande envergure : Dieu est à faire.
Il y a donc un fossé entre cette idée fondamentale et la pâle notion de polythéisme. Cela explique en grande partie l’attitude du héros celte, toujours prêt à aller jusqu’au bout, prêt à l’impossible. Et cet héroïsme se retrouvera chez les saints du christianisme celtique. Être un héros, être un saint, ce n’est pas subir passivement les décrets d’une divinité immuable et immobile dans l’espace. C’est au contraire, après avoir pénétré les grands secrets, c’est-à-dire les plans supérieurs divins, mettre ces plans en œuvre, les appliquer dans les moindres détails. Pour cela, il faut de la force, voire de la violence, une énergie et une volonté sans bornes, le sentiment qu’on ne peut survivre que par dépassement total de soi-même et du monde. Et il faut aussi la connaissance. Cela, c’est le dieu-druide qui le donne, et c’est aux humains d’en comprendre la portée.
L’univers des dieux celtes n’est jamais statique. Il ne peut pas y avoir de répit dans le devenir de Dieu. La conséquence pratique en sera que rien n’est jamais définitif tant que le plan supérieur de Dieu ne sera pas appliqué totalement. Et il ne le sera probablement jamais. C’est la seule chance de survie pour l’humanité. Si les dieux meurent, les humains aussi mourront. Et Dieu n’existera plus. C’est pourquoi les druides sont à tous les rouages décisifs de la société celtique, en tant que guides conscients d’appliquer le plan divin à la société humaine sans laquelle, malgré tout, rien ne pourrait alimenter le Devenir de Dieu.
Il y a une grande beauté et une grande sérénité dans cette conception druidique de la divinité, mais aussi un appel constant, permanent, à l’Être. Si l’Être se contentait d’être, ce serait le vide, le vacuum que recherchent certains systèmes philosophiques orientaux. Mais le druidisme est aux antipodes de la théorie du non-être, aux antipodes du non-vouloir, aux antipodes de la négation du vouloir-vivre. La doctrine, telle qu’elle apparaît dans tous les récits, à travers les faits et gestes des héros, des dieux et des hommes, peut se résumer à un vouloir-vivre effréné. Dieu est le but, mais Dieu, ce dieu unique innommable, recule sans cesse devant les efforts des humains. Et il reculera éternellement, souriant comme l’Ogmios décrit par Lucien de Samosate, tirant comme lui, avec des chaînes qui lui partent de la langue, le troupeau des humains souriants eux aussi, parce qu’ils savent que leur voyage durera éternellement.